Inaugurer la transparence

Poème 263 Roberto Juarroz

« Inaugurer la transparence.
Voir à travers un corps, une idée,
Un amour, la folie,
Distinguer sans obstacle l’autre côté,
Traverser de part en part
L’illusion tenace d’être quelque chose.
Non seulement pénétrer du regard dans la roche
Mais ressortir aussi par son envers.

Et plus encore :
Inaugurer la transparence
C’est abolir un côté et l’autre
Et trouver enfin le centre.
Et c’est pouvoir suspendre la quête,
Parce qu’elle n’est plus nécessaire,
Parce qu’une chose cesse d’être interférence,
Parce que l’au-delà et l’en-deçà se sont unis.

Inaugurer la transparence
C’est te découvrir à ta place. »
Poésie Verticale. Roberto Juarroz. Edition Fayard. Seuils Poésie.

Le tapis de yoga déroulé est comme un territoire à investir, depuis la terre vers la voûte céleste pour y déployer l’architecture du corps. Même allongé celui-ci garde ce rapport à équilibrer, entre densité du sol et espace aéré du ciel. La place qu’on occupe sur le tapis a plusieurs composantes, il s’agit autant de la place concrète des pieds ou du corps posés à tel endroit du territoire tapis, que de la place qu’on investit intérieurement lors de la posture. Habiter sa posture de Yoga, c’est découvrir une place particulière, mystérieuse et sensible au dedans de soi. C’est s’autoriser à créer de l’espace dans son corps pour le ressentir, le percevoir, en dehors des activités quotidiennes et des attentes de performances, et par-delà les obstacles émergeants.

La transparence d’un geste, d’une émotion ou d’un objet n’est pas juste pureté et légèreté. Ici le poème nous invite à « regarder au travers » du corps, comme en transparence, pour changer de point de vue, ne pas s’arrêter à l’idée première tenue et tendue d’un obstacle, d’une émotion ou d’un conditionnement. L’être humain dans le dynamisme de son incarnation reste collé à l’image et au ressenti premiers de son vécu. Il se prend pour le « quelque chose qu’il est » dans cette incarnation : ses sentiments, son rôle social, ses besoins, ses limites, ses manques, ses amours instables … Il demeure dans une ignorance profonde, une non-connaissance de ce qui le constitue fondamentalement. Inaugurer la transparence en lui et autour de lui c’est lui proposer de déplacer son regard et ses perceptions, pour regarder au-delà des apparences et au-delà de la matérialité.

Le Yoga (dans la tradition du Samhkya et de l’Inde) pose comme postulat que l’être humain est constitué de deux entités, deux pôles complémentaires : une partie spirituelle et une partie incarnée prise dans les mouvements de l’environnement dont elle est aussi constituée. Selon les yoga-sûtras de Patanjali, le Yoga est un apaisement du tourbillon des activités du mental, permettant alors à l’être profond, l’essence même de la personne, de pourvoir intégrer sa propre forme créant harmonie et équilibre. Dans les YS, cet être profond, pure conscience, est appelé Drastu, de la racine sanskrite DR voir. Drastu est « celui qui perçoit », il est un observateur particulier, non soumis à l’action du monde et au mouvement des émotions, mais dont la lumière est salvatrice pour les éclairer. Drastu est celui qui permet de voir au travers des choses, il est pur et inaltérable, et une fois révélé, la quête effrénée et les interférences nommés par le poète peuvent se résorber. Tel un poète Drsatu est un voyant intérieur, celui qui voit l’indicible au-delà du perceptible.

« Inaugurer » implique de consacrer une attention particulière à un objet, il s’agit d’étrenner ou de commémorer un espace, un lieu. La notion de sacré n’est pas loin…La pratique du Yoga nous invite chaque jour à entreprendre, à déposer au quotidien une attention particulière vers notre corps et la respiration, du grossier au sensible. La posture de Yoga lorsqu’elle s’établit entre souplesse et fermeté, dans un geste ni tendue ni trop relâché, est définie dans les YS par : sthira sukham âsanam. Au-delà de la posture physique il est question aussi d’une attitude intérieure, concernant la personnalité globale du pratiquant, et impliquant toutes les couches de son être (physique, émotionnelle, mental, énergétique…). Alors les paires d’opposés n’agissent plus en conflit ou perturbations, mais en équilibre et complétudes, il n’y a plus « un côté ou l’autre » qui tire chacun dans des directions opposées créant de la confusion, mais un centre possible comme nommée dans le poème, un centre qui existe pleinement car les côtés existent et permettent la stabilité du centre.
Ce centre est l’endroit ressource, toujours éclairé, vers lequel se tourner serait aussi simple que dérouler un tapis de yoga, de créer un espace libre de conditionnements, sans attente, où il n’y a plus rien à faire, autre que contempler la transparence des objets.

A la fin du poème, Roberto Juarroz tutoie son lecteur, en lui donnant non pas une injection, mais une promesse : voilà ce qui arrive lorsqu’on inaugure la transparence, on se découvre à notre place. Découvrir à l’orée d’un sentier, d’un poème, d’une pratique de Yoga, un territoire qui est le nôtre, une place stable et ouverte, lumineuse telle Sattva, la propriété transparente et claire des gunas.

Pour concrétiser sur le tapis de yoga et pratiquer ce poème au sein des postures, on peut porter notre attention vers la traversée du corps par le souffle : Prendre conscience de l’avant et l’arrière du corps, des côtés, du sommet de la tête et des pieds posés au sol. Comment le corps devient transparent dans le sens de perceptible sous une autre forme, dans le sens de « voir au travers », et d’en découvrir des paysages insoupçonnés.
En fin de séance, Porter son regard intérieur vers un centre choisi intuitivement : plexus solaire, poitrine, nombril, bassin … Observer dans son corps et en Soi, la suspension des quêtes, et l’unification de l’au-delà et de l’en-deçà.

Illustration Aaron Burden