Giacometti et l'objet invisible
Paris est ma ville, j’y suis née et reste imprégnée par sa pulsation. Elle me colle à la peau. La Gare Saint Lazare est la membrane que je traverse presque chaque jour pour entrer dans la matrice parisienne. Cette gare est un passage obligé depuis que j’ai élu domicile à Colombes.
8 min de marche. 13 min de train. Puis je passe le seuil, la porte est toujours grande ouverte.
D’un point à un autre, mes trajectoires se croisent. Des quartiers deviennent comme des extensions de mes « bureaux » Yoga et Voix.
Entre deux cours, entre deux formations, je m’arrête. Dans un musée.
C’est bien souvent dans la relation intime avec une peinture, une sculpture, malgré la promiscuité des touristes, qu’une inspiration émerge. Une fulgurance de rapprochement entre une couleur ou un mouvement ET une posture de Yoga ou un geste vocal. Si l’exaltation est palpable c’est que je suis au bon endroit. Il est question alors d’émergence, de présence. J’écoute ce qui se dit en moi.
Un jour, j’ai littéralement eu la sensation qu’une œuvre me parlait, au creux de l’oreille, je sentais le souffle de la parole caresser mon cou, une histoire se déroulait, une histoire à la généalogie vertigineuse, dont les contours infinis viennent encore pénétrer mes songes. Insaisissable, mystérieuse, un conte qu’on ne peut partager qu’avec soi-même de peur d’en dénaturer les sources, de peur d’être incomprise, ou de joie à garder précieusement cette intime rencontre, de joie à chercher à comprendre POURQUOI cette œuvre m’appelle.
C’est une femme qui me parle, au cœur de la Fondation Giacometti. Une sculpture.
De taille humaine, elle est nue, on voit son nombril et des seins menus. Elle est comme assise sur une chaise dont le socle est haut. Entre deux, elle se relève ou s’assoit, hésite ou se met en mouvement. Devant ses tibias est déposée une tablette, avec stabilité car ses propres pieds font socle pour tenir l’objet. Tablette sans signes, ni mots, promesse de silence ou d’écriture. L’œuvre est lisse, blanche. Elle n’est pas représentative du geste musclé, anguleux, en vagues sèches et vivantes de Giacometti.
Le visage de la Femme a une forme hexagonale. Il révèle deux grands yeux, ébahis, comme si elle était hypnotisée par le monde qui l’entoure ou par ses propres mémoires.
Ses grands bras laiteux se déploie tranquillement sur les côtés avec légèreté, et ses mains dont les doigts s’ouvrent semblent vouloir contenir un objet absent… une forme est là, une intention, un désir, une pensée, une amorce d’action.
La sculpture se nomme « L’objet Invisible ».
Quel est cet objet invisible ? Une quête existentielle ? Une chanson fredonnée au creux de l’enfance ? Un objet chéri contenant le secret d’une vie comme la luge nommée RoseBud d’Orson Welles ? Un horizon pour voir loin, au-delà des doutes et des obstacles ? Un fantôme … ? On peut imaginer, rêver longtemps et chaque matin trouvera une réponse différente.
Dans les Yoga Sutra de Patanjali, texte de référence de cette discipline, il est mentionné un concept : drashtu, de la racine DR voir. L’être humain serait constitué de deux parties distinctes : une partie matérielle et incarnée, constitutive de nos actions pensées, gestes, paroles, et une partie immatérielle… drashtu, Pure Conscience, de nature illimitée. Drashtu est parfois appelé « Le Voyant Intérieur ». Il serait cette essence en nous qui sait, qui peut voir, mais qui n’a pas de prise directe avec le monde, car Pure Essence et non agissant. La discipline du Yoga vise à apaiser les agitations perturbatrices du mental, pour que notre Voyant Intérieur puisse prendre sa place. Il est là, mais bien souvent invisible pris dans le tourbillon intense des contenus mentaux, drainés par le corps.
L’objet invisible du Yoga pourrait être Drashtu, et par extension ce qui se trame en nous et qui est impalpable pendant la pratique. Ce qui dépasse le corps du Guerrier en action, ce qui serait la source de l’action, l’élan vital, le Souffle conducteur.
La sculpture de Giacometti est une conteuse, une fileuse d’histoires, miroir de toutes celles qui nous constituent, les rêvées, les fantasmées, les vécues. Elle distille une promesse aussi, celle du dévoilement de l’Objet Invisible, alias drashtu.